Deux premiers livres
Corinne et Véronique écrivent
Elles ont moins de 30 ans, habitent Lausanne et viennent de publier un premier livre. Là s’arrêtent les ressemblances.
Véronique et Corinne ont publié un livre.
Véronique Emmenegger, journaliste, 23 ans, signe des piges par-ci par-là, « Femina », « L’Hebdo », « Emois ». Musaraigne rondelette, on la voit qui trottine dans les festivals et les boîtes rock. Elle y promène ses cheveux érigés en palmier occipital, ses fringues nocturne-déjantées, ses décolletés vertigineux, ses colifichets cheap, scoubidous, porte-clés fluo et trouloulou. Elle est vive, impertinente, mêle-tout et provocatrice.
Corinne Giroud, licenciée ès lettres, 27 ans, travaille au Centre de recherches sur les lettres romandes. Parfois, sa silhouette altière, son visage lunaire et ses yeux couleur de mer à Saint-Brieuc éclairent un concert exceptionnel. Grande admiratrice de René Char, elle parle de littérature avec naturel et enthousiasme. Chaque matin, avant l’aube, elle va flatter, monter et panser « Adagio », le cheval bai qu’elle s’est acheté.
Véronique a publié « Mademoiselle Faust Rue des Longs-Manteaux sans rien dessous » à Paris, chez Noël Blondin. Petit bouquin rouge, moche, l’air un rien cochon. La typo danse, zéro d’orthographe, bonjour les barbarismes!
Corinne a publié « Ecluse » à Lausanne, aux Editions Empreintes qui cherchent à trouver « le lien délicat entre l’œuvre (poétique) et son support ». Papier vélin, composition à la main, Helvetica corps 12, cette plaquette racée force l’admiration, elle hérisse de nostalgie la barbe des vieux typographes sevrés du plomb.
Véronique se répand en torrent de vocables. C’est le big exutoire. Elle claironne la haine des parents, Œdipe-hip-hop, la douleur d’avoir deux fois dix ans, l’aveugle rédemption par le coït. A 15 ans, « Mademoiselle Faust » décide de collectionner les hommes et saisit à bras-le-corps « la pieuvre noire de la sexualité ». Véronique prend son panard à exorciser ses révoltes ados. C’est plein de cris, de baffes et de foutre, c’est souvent cru (« Son air flegmatique me fait mouiller ») et superficiel, quelques jeux de mots (« divan le terrible », « psychodraps », « décalage d’ovaires ») suppléant à l’absence de toute analyse. Et puis, au détour de cette prose soulignant les parallèles entre le sexe et l’écriture (« Prose et prostitution ont le même préfixe »), entre le ventre et l’intelligence (les saignements de nez sont « les règles du cerveau »,) brillent d’authentiques éclairs quand la douleur, la rébellion se révèlent dans leur nudité: « J’ai toujours eu des jouets dernier cri. Je me souviens que des cris, »
Corinne connaît trop bien les mots pour ne pas les manipuler sans précaution. Alors, elle élit la litote, elle établit la distance. Images de bouches muettes, de bouches mortes que la terre a scellées, « je dis cendre au bord de la bouche ». Le verbe s’est pris pour son propre objet, il s’est désincarné. Au fond de l’ « Ecluse » de Corinne, inutile de chercher l’écrevisse ou le silure, elle a évacué l’organique au profit du minéral. La terre, la cendre, le béton, le sel, le soufre, le charbon dessinent des camaïeux. Figés, des paysages frigides où les arbres sont nus et les oiseaux incertains, des matins frileux dont les cieux ardoise se reflètent en des canaux d’encre. Les mots sont agencés avec élégance, virtuosité, ils s’entrechoquent comme silex. Mais les étincelles de l’intellect n’atteignent pas l’amadou du cœur, ou alors par fugaces éclats fuligineux, « Avenir terreux quand chaque pas s’attarde à perdre la trace ».
On aimerait que Véronique réfléchisse avant d’écrire, qu’elle cesse de regarder son nombril en déclinant « Famille je vous hais » sur un air des clips; qu’un soir, au sortir de la Dolce Vita, la beauté minérale, hiératique, immuable de la cathédrale la pétrifie…
On aimerait que Corinne laisse parler sa chair, qu’elle cesse de considérer par-dessus la tête des mortels un ailleurs dont la géométrie non euclidienne requiert l’abstraction; qu’un matin de rose parfumé résine & champignon, elle flash en sentant la chaleur, la vie puissante de son cheval et que l’envie lui vienne de chanter ce souffle aussi beau que celui de l’éternité…
Corinne et Véronique ont publié un livre.
Deux talents sont en germination.
Antoine Duplan, L’Hebdo, 10 décembre 1987