Le meilleur dans le cinéma, c’est lorsque le film est plus grand que nous, que ses desseins nous dépassent, tout en nous envoyant des signaux familiers.

« Siberia » d’Abel Ferrara en est un exemple qui se démultiplie de manière naturelle, ouvrant à la fois des portes dans le ciel tout en creusant avec une pelle ancestrale dans les entrailles de la terre-mère, chevillé à ce qui nous échappe.

On ne sait par où commencer tant le récit – et non l’histoire puisqu’il s’agit là d’un patchwork anxiogène et érotique de la vie de l’acteur Willem Defoe – s’explose partout, géographiquement instable, maniant l’inconscient comme un nunchaku.

« Siberia » c’est le baiser froid de la solitude, la fidélité à mâchoires dangereuses des huskies, le retour à la nature, la méditation, la neige sur laquelle ressort le sang des blessés, de l’accouchement ou de l’émasculation, et des bêtes…, et c’est aussi l’opposé, l’échange torride des baisers, les caresses envoûtantes, la chaleur des rencontre improbables, le désert, le feu-maître.

Abel Ferrara apporte un soin particulier à l’évocation des cauchemars qui se mutent en petits films d’horreur venant court-circuiter la blancheur extatique de la neige.

Le metteur-en-scène aime se réinventer comme il le dit. Il préfère permettre à Willem Defoe de jouer ses propres angoisses – l’acteur a accepté de suivre une analyse afin de se préparer pour le film – plutôt que de lui faire jouer un rôle. Il s’ingénie à nous propulser tantôt dans un langage extrêmement choisi – les dialogues sont ici empruntés au « Livre rouge » de C.G. Jung – tantôt dans des langues non sous-titrées, un Inuit rivé à son rhum ou une vieille femme russe qui enchaine les vodkas, allant même jusqu’à faire parler un poisson mort, le mystère tenu au chaud par le choix de ne pas tout traduire.

Le personnage principal voyage comme s’il se téléportait, passant des montagnes cryptées aux contrées africaines, pour revenir régulièrement sur son traîneau, guidé par ses chiens.

Mais ce qui relie le tout, que ce soit l’amour comme l’abandon, l’orgasme comme le cauchemar, c’est le chamanisme omniprésent comme un véritable garde-fou.

En dire plus serait en dire trop, car il s’agit là d’un film à ressentir, à vivre, qui redonne à l’âme ses lettres de sagesse et son potentiel de formule un.

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Siberia d’Abel Ferrara avec Willem Defoe, Dounia Sichov, Simon Mac Burney. Sortie prévue pour le 13 octobre 2021.