La chronique de Gérard-Georges Lemaire

Chronique d’un bibliomane mélancolique

Ce roman a deux clefs d’interprétation. La première est celle du roman familial dans le sens freudien, ou même dans celui des grands romans comme les Buddenbrooks. Mais, bien sûr, ce genre est traité dans une perspective moderne, loin des grands modèles désormais historiques et avec un peu de dérision. Mais l’auteur nous parle bien d’un mari, Egault, d’une femme, Shirley et de leurs trois enfants, Donatien, Sixtine et Olga, désormais assez grands pour faire leur chemin tout seuls. Le père est frappé par une maladie terrible, qui l’amène à perdre la mémoire, à dissocier ses phrases, à dire des choses incongrues et à perdre lentement ses facultés d’abord intellectuelles et ensuite motrices. Et cela jusqu’à la mort. L’autre aspect de l’ouvrage consiste dans les relations de la femme avec son mari et sa progéniture. Avec un peu d’humour, avec pas mal d’ironie, l’auteur retrace pas seulement le déclin physique et mental de son époux, mais fait apparaître les grands fils d’Ariane qui unissent les uns et les autres. Au fond, on se demande qui est vraiment le héros de ce livre, elle ou lui ? C’est une sorte de drame qui est désamorcé par un usage très singulier de la langue. Il y a chez Véronique Emmenegger une manière bien à elle de s’exprimer, avec un mélange de tension et de désinvolture, de sérieux et de drôlerie. Elle ne tourne pas tout en dérision, mais ce qui est pathétique le reste, mais sur un ton presque léger ! En somme nous avons affaire à un livre pas tout à fait comme les autres dans ce registre bien circonscrit. C’est un regard moqueur et pourtant plein de tendresse qu’elle porte sur cette terrible affaire et la famille ne tombe pas sous le coup de la condamnation sans appel d’André Gide. Mais elle n’est pas non plus sanctifiée. Shirley se détache de tout et de tous sans qu’on s’en aperçoive au début pour finir par faire un voyage à un moment crucial où son époux est hospitalisé, où les enfants commencent à déménager. C’est une autre conscience de l’amour qui est dite en palimpseste. Et un livre qui a plus de qualités que de défauts, avec une grande originalité dans l’écriture, ce qui est si rare.

Sorbet d’abysses, Véronique Emmenegger, Editions Luce Wilquin, 272 p., 21 euro.

[verso-hebdo]
15-10-2015