Il pleuvait comme des chats qu’on noie, un de ces temps qui vous trempent l’âme. La motivation qui m’avait poussée à quitter ma banlieue était purement et simplement l’envie d’en finir. Je venais d’atterrir dans cette ville de Lausanne, plus précisément devant la Cathédrale. Je voulais marcher, marcher pour penser ou plutôt pour écraser mes pensées et vider cet esprit engorgé.
J’entamais la descente jusqu’à une petite place au centre de laquelle miroitait une fontaine ronde. Personne ne soupçonnait ma présence, j’étais libre tout autant que prisonnière de mon inexistence. Attirée par d’immenses arcades sales, je traversais. Les gens se bousculaient sans s’en rendre compte, on aurait dit que leurs corps étaient désensibilisés ou dénervés. En arrivant de l’autre côté, une sorte d’engourdissement me prit. Je sentis des fourmis partir de ma tête, se répandre dans mon ventre.
Le sol s’ouvrit sous moi, la plaque d’une lourdeur de tombeau céda, elle venait de ramollir en m’incorporant dans les entrailles de la ville et la bouche se referma. Je distinguais l’échelle mais décidais de m’en éloigner. Je voulais m’extraire du réel, me donner à l’inconnu, me laisser pénétrer par cette humidité envoûtante. L’odeur me surprit, une odeur d’eaux usées, de fin de siècle.
J’allumais la lampe de mon portable. Aidée par son souffle lumineux, j’approchais mon faisceau de l’eau vive et le découvris. Il était là telle une force sauvage tapie dans les limites imposées par l’homme, un tigre en cage à demi prisonnier puisqu’une simple crue aurait suffi à le faire sortir de ses gonds. Le Flon.
La rivière était sertie dans un berceau de moellons, lesquels avaient traversé les âges. Elle coulait, de manière précise, haletante, décisive, tranquille mais puissante, gentiment mais prête à mordre. Un orage, et je le savais, elle se serait énervée, aurait doublé de volume, voire triplé, dans une sorte d’érection irréversible.
Je m’agenouillais. Le Flon. Les pierres mouillées, un peu glissantes, étaient recouvertes d’un vernis sale venu de la nuit des temps. La peur m’avait lâchée, je continuais, je ne risquais rien, j’étais bien au chaud tapie dans l’antre du jardin inférieur.
Eden! C’était bien lui le jardin disparu. Eden! Et son eau odorante parlait des beaux jours perdus. Eden! Un trognon de pomme se tenait sur le bord opposé, en preuve irréfutable.
Les entrailles m’accueillaient avec leurs bras ouverts puisque je distinguais un embranchement: la femelle sur la gauche, plus étroite, la Louve, se jetait dans le bras du plus fort, le Flon. J’assistais à un accouplement de rivières, là, sous mes yeux, elles se mélangeaient allègrement à l’abri des espions pour ne former plus qu’une.
La batterie faiblissait et la lueur finit par s’éteindre. Pour ne pas chuter, je gardais ma main gauche contre le mur, caressant les mouillures, ne sachant maintenant comment sortir de là, l’échelle ayant totalement disparu dans le lointain. Dans une poche je trouvais une allumette, une seule. Sous le halo dansant, je le découvris. Il était là avec son air canaille, à me fixer dans l’immensité de l’obscurité. Il semblait me dire : «au moins, moi, je n’ai pas besoin de lumière pour avancer…». Ses petits yeux crépitaient, noirs bonbons des ténèbres… et sa queue le poursuivait partout en banderole de fête. Le rat.
Un court instant, je sentis qu’il allait être mon ami, même s’il semblait me rappeler mon infériorité. D’ailleurs il se mit à parler, ou plutôt à chuchoter… «Je te montrerai le chemin si tu acceptes de me suivre». «J’accepte» m’entendis-je dire. Le fourmillement du départ se manifesta à nouveau, mes pieds me grattèrent et se mirent à rétrécir, mon corps devint compact et se recouvrit d’un pelage brun clair et ma queue, balancier essentiel, se mit à pousser ainsi que des vibrisses autour de mon museau biseauté.
Il m’attendait en face avec une mine amusée. Je sautais dans l’eau glauque, nageais en bonne sirène des égouts et parvins, avec mes griffes, à m’accrocher aux moellons irréguliers. Grâce à mes antennes, je me déplaçais comme en plein jour. Il m’invita à partager ce trognon de pomme puis à le suivre, lui trottinant dans son fief, moi ne le quittant pas du regard. Mes pattes commençaient à être douloureuses. Il s’immobilisa en m’indiquant du museau que notre aventure s’arrêtait là. Il s’éloigna dans la brumaille et je me retrouvais sous l’échelle.
Après de nombreuses acrobaties, je parvins à l’air libre. Des gens se penchaient sur moi en me demandant si ça allait. Je n’avais même jamais été aussi bien! Un homme me tendit la main pour me relever: «Vous voulez que je vous raccompagne?» Je le remerciais en m’étirant comme après une merveilleuse nuit. J’étais verticale et vivante, un peu vacillante mais sur pieds. Les idées noires avaient disparu. La mousse avait fait office d’éponge et elles étaient parties avec les eaux troubles de l’en-dessous. Me voyant debout, l’homme s’éloigna pour retourner à ses affaires. Sur ma manche gauche, un pépin de pomme me rappela que je revenais de loin.
Un très chaleureux merci à messieurs Renan Ermolieff, Jean-Patrick Piot, Alain Gumy, ainsi qu’à Sébastien Apothéloz, qui m’ont permis de visiter les multiples souterrains du Flon.
*Nixe: nymphe des eaux dans la mythologie germanique et nordique.
Paru dans La Ficelle n°3, décembre 2016
Photographie: David Wagnières