«À l’époque, le cadran était pour moi une énigme ronde et un peu inquiétante, un objet pour les grandes personnes, avec lequel elles mesuraient le temps, leur temps qui n’était pas le mien… Mon temps n’avait pas encore d’heures», écrit Joseph Roth dans sa nouvelle «Chez l’horloger». Très vite il avoue son angoisse d’associer les jours qui s’écoulent à la finitude, ce qui lui donne cette furieuse envie de rester jeune.

L’enfant n’a pas de montre, n’a pas conscience du temps, et tant qu’il n’a pas cette conscience, il a le temps des autres. Le sien est une mer infinie, une respiration impalpable, un état qui ne lui appartient que partiellement, dans le déroulement de son présent, seul élément mouvant sur lequel il puisse compter.

Mais cette période de flottement est brève, Rolex ou Casio, Samsung ou iPhone, très vite l’être humain acquiert les outils pour se relier au grand stress général, devenu esclave de la durée mais aussi son meilleur maître. Les éléments s’inversent, la rêverie fait place aux horaires et les minutes qui cliquettent telle une bombe deviennent l’axe central de la vie de chacun. De nouveaux termes comme se dépêcher ou arriver en retard, respecter un délai ou faire des heures supplémentaires font irruption dans le vocabulaire désormais calibré.

Dans son essai «La Fin du courage», Cynthia Fleury confirme les dire de Joseph Roth. «Le temps donne rarement l’impression d’être le sien. Souvent il se vit comme un parallèle infidèle, demandant une attention extrême pour ne pas s’en faire exclure, un temps qui court sans soi». Le but est alors de se le réapproprier ou de dégager des bribes à se mettre sous la dent, coincés entre boulot, obligations et loisirs, afin de reprendre le souffle des jours et le faire sien.

Heureusement, à l’intérieur de chaque être continue de palpiter une zone lumineuse qui se fiche des décomptes. Les jeux amoureux, la passion, la convivialité, l’amusement, l’intérêt sont autant de clefs qui ouvrent la geôle du temps et permettent à chacun de s’affranchir de ce mouvement perpétuel. Une façon de quitter le paquebot des heures – qu’on peut quantifier – pour accéder au tapis volant du moment.

Illustration: Sir John Tenniel, tiré de l’édition de 1865 d’Alice in Wonderland