Les mots grossiers et autres jurons occupent depuis belle lurette une place de choix dans l’art, mais on peut constater que le mot «merde» a eu longtemps une longueur d’avance sur ses petits congénères désormais féminisés, la preuve par sept…
Est-il le roi du cirque? Précurseur d’une attaque verbale qui va s’installer, Antonin Artaud, plus précisément en 1947, crée une pièce radiophonique totalement déjantée intitulée «Pour en finir avec le jugement de dieu». Tollé sous les soutanes, l’enregistrement s’attaquant à la religion et au corps est censuré la veille de sa première diffusion, autant dire avorté dans l’œuf.
Entouré d’amies lectrices comme Maria Casarès et Paule Thévenin, on y entend Artaud qui exulte, explose, sussure… Cris, tapotis de xylophone, hurlements, il s’en donne à cœur joie dans une liberté totale. Ce texte qui sera plus tard publié dans la collection poésie de Gallimard dévoile à la quatorzième minute une envolée lyrique et spasmodique qui contient en quelques vers six fois le mot «merde». Ce mot n’est bien sûr pas sans fondement puisque le poète électrique met en avant la difficulté de vivre dans son «Corps-tombeau», victime de ses secrétions, esclave de ses jus. Il prouve avec ce bref texte combien l’homme serait libre sans tous ces organes qui lui plombent l’existence… Autrement dit, la liberté ne peut se vivre que débarrassée de ses fonctions physiologiques.
L’angoisse se niche dans le ventre, siège des matières naturelles et des tensions existentielles. «C’est devenu ça ma vie» est une somme de lettres désespérées que le poète jurassien Francis Giauque envoie à son éditeur Hughes Richard qui les publiera en 1987. Les missives s’étirant de 1957 à 1963 sont autant de douleurs et d’appels à l’aide au gré desquelles l’auteur totalement démuni, ravagé par les angoisses, erre à la recherche de boulot et d’appart entre Genève et Lausanne… Véhicule du désespoir, sorte de wagonnet brinquebalant, le mot «merde» y a sa place de choix, – au nombre de six – mais cette fois-ci contrairement à la véhémence d’Artaud, de façon drolatique, comme un ami un peu revêche, une flèche qu’on prend en plein foie. Dans ce court texte de moins de cent pages, ce mot posé avec une honnêteté proche de la naïveté donne à l’œuvre palpitante cette grandeur des choses qui arrivent au bon moment.
Et ce bon moment finit toujours par arriver, surtout s’il provient d’un désir profond. Second court-métrage du film collectif Tokyo!, pris en sandwich fumant entre «Interior Design» de Michel Gondry et «Shaking Tokyo» de Bong Joon-ho, totalement à part, «Merde» de Léos Carax en 2008 nous prouve une fois de plus que le cinéaste imaginatif détonne au milieu de ses contemporains. Lâché à Tokyo dans le quartier de Shibuya, – où il est interdit de filmer! – le metteur en scène catapulte dans les venelles tokyoïtes un troll maléfique en habit vert barbouillé de brun, Denis Lavant, une créature aux ongles crochus et à l’œil de lait venue des tréfonds qui distille panique et meurtres. L’armée l’interroge et découvre une civilisation inconnue appelée «Merde», au babil étrange que seul Maître Voland pratique, avocat ésotérique incarné parfaitement par Jean-François Balmer.
Sans dévoiler la fin, quasiment mystique, ce petit film jubilatoire fait se rencontrer deux axes opposés: la vie urbaine japonaise polissée et policée et la vie souterraine à la fois crado et totalement libre. Le cinéaste reprendra ce personnage dans «Holy Motors» dans lequel, pour son troisième rencart Monsieur Oscar se déguise en M. Merde.
On s’en doute, le fim de Léos Carax sous son aspect déjanté cache une symbolique de haut intérêt, en utilisant ce mot devenu source d’énigme. «J’ai une grande relation avec la merde. Il était temps que je fasse un film qui s’appelle comme ça. J’aurais pu le tourner dans n’importe quelle ville riche. Les égouts sont l’Histoire. Merde, c’est moi.» Précise le metteur en scène dans le Monde du 16 mai 2008, interviewé par Isabelle Regnier.
Plus corsé que son petit frère anémique «mince», le mot de cinq lettres fascine et détonne, parvient malgré les grandes avancées de la science et l’impudeur des réseaux sociaux de garder un léger parfum de tabou. Certains de s’en affranchir, on ne peut tout de même à chacune de ses apparitions, réfréner un sursaut, fut-il léger…
Et ce sursaut peut advenir dans des terrains parfois insoupçonnés. Dans «50 nuances de Grey», 2011, l’histoire aussi ténue qu’un string étale sur trois volumes la relation faussement sado-masochiste entre une jeune diplômée en littérature sensée être vierge, Anastasia Steele, et un requin d’affaires propre sur lui, Christian Grey. Difficile de croire à une quelconque soumission à la lecture de cet opus d’une fadeur exemplaire. Avec pour seul horizon l’angle unique et réducteur d’un faux scénario de domination, on peut se poser la question du sadomasochisme de supermarché et de l’intérêt que peut distiller cette histoire de désir en boîte dont les mots sont aussi mous que des raviolis, chair et viande ayant le même goût, à faire mourir d’ennui le Marquis de Sade.
Ce qui choque n’est donc pas l’érotisme flasque mais le nombre de fois que le mot «merde» est écrit, et qui vous saute littéralement aux yeux. À chacun ses fantasmes, et visiblement l’auteur E.L. James nous prouve par la multiplication de ce mot de Cambronne – au nombre de 130, en espérant n’en avoir oublié aucun, ceci dans le premier tome – qu’elle peut choquer mais pas forcément où elle pense. Et qu’elle devrait peut-être du écrire un roman plus proche de ses désirs cachés, certainement scatophiles, de quoi alimenter bien des latrines littéraires, et peut-être faudrait-il le ranger à côté de «Lire aux cabinets» d’Henry Miller, lequel nous rappelle qu’on y trouve presque toujours de la lecture futile… «ce sont les digests, les magazines illustrés, les feuilletons, les romans policiers ou les romans d’aventure, tout le rebut de la littérature»…
Poésie, cinéma, littérature et chanson. En 1976, sobrement intitulé «La marde», cette chansonnette en quatre strophes de Plume Latraverse nous confie que le bonheur n’est qu’une question d’appétit, et qu’il suffit pour y croire de prendre une bouchée et de sourire. Sympa mais plus léger, le «Je vous emmerde» de Philippe Katherine sorti en 1999 doit tout à son élégant prédécesseur. En 1984, associé à son compère Jacques Lanzmann, Jacques Dutronc sort «Merde in France … cacapoum». «Frangliche, grommelé à l’esbroufe, aménagé en yaourt» d’après Bayon dans Libération, l’homme à la nonchalance magnétique a tapé juste. Difficile désormais, après tous ces seigneurs de la rime, de manipuler des mots réputés sulfureux avec brio.
Mais tout n’a pas encore été dit et la relève semble depuis longtemps assurée. Autres temps, autres appellations, ainsi fleurissent d’autres termes venus se substituer à notre merde d’antan. Pourvu que ça n’en soit pas! est notre seul souhait.
De gauche à droite: 1– Antonin Artaud, 2– Francis Giauque, 3– Denis Lavant, 4– Dakota Johnson (dans 50 nuances de gris) 5– Jacques Dutronc