Mais à partir de quand dit-on plutôt que je grandis ou je mûris, je vieillis ? Où se situe cette passerelle aléatoire et sur quel chiffre s’immobilise le curseur ? Devant l’âge, nous sommes tous différents, mais à un détail près, ce qu’on pourrait appeler le grand âge est le même pour tout le monde.

Le grand âge, c’est quand au lieu de te lever le matin, tu te déplies et que chaque articulation s’accorde comme on le ferait d’un violon oublié à la cave. Le grand âge, c’est quand tes dents ne sont plus toutes à toi ou que tu ne peux plus rire sans tousser après. L’âge, le grand, c’est quand, incapable de courir, tu loupes le bus et c’est pourquoi tu es toujours en avance. Mais c’est aussi quand tu collectionnes les bobos pas graves, alors qu’avant tu collectionnais les projets.

Penchons-nous, et Dieu sait si c’est difficile avec le temps, un peu plus sur les bienfaits de cet état plutôt que sur les désagréments, car il y en a, et de nombreux ! Plus besoin de courir, de se précipiter, de skier, de faire des pistes Vita, ceux qui ont des rotules supersoniques s’en chargent. Plus besoin de prospecter, de se placer, de trouver un job dans la jungle des surdiplômés, les journées longues comme des belles tartines s’étalent prêtes à être dégustées délicatement. Inutile de chercher à séduire, à partir d’un certain moment, c’est la beauté intérieure, et elle seule, qui peut faire des ravages. Enfin, c’en est terminé de faire la bringue, de rentrer à point d’heure, de mettre une semaine à récupérer les quelques verres en trop et les heures de sommeil en pas assez.

Finalement, c’est juste quand tu renonces véritablement à vouloir être dans la course, mais cela ne fait pas de toi quelqu’un de triste, au contraire, tu as saisi la vertu de tout ça : le confort de la sagesse, la liberté d’être qui tu es, la douceur de la bienveillance comme une chaufferette sur ton cœur. En deux mots : la nostalgie heureuse.

Paru dans Générations, juin 2018
Photographie: Mary Ellen Mark.